Marie Hazard: Rendez-vous
Depuis des temps immémoriaux, le tissage est un lieu d'échange—à l'image des fils entrecroisés—reprenant les mêmes outils, pratiques et gestes, ouvrant la porte à de nouvelles formes de socialisation. Au moment où la pandémie commence à se dissiper, Marie Hazard nous donne rendez-vous à la Galerie Mitterrand. C’est une invitation à la rencontre, celle des personnes, des fils, des couleurs, des formes, des matières.
Dans cette perspective, l'artiste a voulu que le carton d’invitation soit à la fois une convocation et le moyen pour chacun de s’exprimer sur la notion de rencontre et de partage. Le visiteur est en effet invité à compléter le carton en répondant librement à la question : « Que représente pour vous le rendez-vous ? », puis à le déposer dans une urne placée à l’entrée de la galerie. Afin d’inviter le public à découvrir sa méthode de travail, Marie Hazard a installé son métier à tisser dans la galerie ce qui lui permets aussi de réaliser des tissages monochromes blancs (à l’image des pages vierges d’un livre) sur lesquels seront imprimés le contenu des invitations à la fin de l’exposition.
À la fois simple et compliqué, le tissage exige un travail manuel intense, alors qu'un résultat similaire pourrait être obtenu avec une machine. Il y a dans l'idée du métier à tisser une attitude irrationnelle, anticapitaliste, ou du moins à rebours de la notion de productivité. De ce point de vue, le tissage manuel agit comme un constat d'échec du progrès technique. Le tissage artisanal est un acte simple qui transforme notre imaginaire en inscrivant nos gestes dans l'espace et le temps. Mais il exprime aussi le souffle novateur de l’artiste qui le détourne en imprimant des mots et fragments de phrases sur la trame tissée.
Si l'art du tissage remonte au IIIème millénaire avant J.-C., les outils, principalement en bois, ont évolué au cours des siècles. La méthode, d’abord artisanale et utilisée principalement par des femmes, devient par la suite industrielle et mécanique. L’approche de Marie nous rappelle que dès le XIXème siècle, le mouvement Arts and Crafts en Angleterre plaidait pour le développement de techniques artisanales adaptées à nos capacités naturelles. Les matériaux utilisés par Marie sont simples : papier tissé, polyester, lin. Son travail commence par des dessins préparatoires au pastel ou crayons de couleurs. Une part d'inconnu préside à ce processus, laissant la place aux surprises, accidents, bref, au hasard.
Les tissages de Marie sont une extension de la matière dans l’espace et parallèlement une transformation de l'espace en quelque chose de dynamique et de vivant : couleurs broyées, mélangées, dispersées, chatoyantes, fils qui se mélangent, se neutralisent, s'entrechoquent, avec pour résultat des tissages tour à tour tactiles, fluides, empreints de matérialité, reflétant la trace des outils, légers, denses, spontanés, géométriques, ou au contraire chaotiques et sensuels. Une vidéo accompagne l’exposition ; elle montre l'artiste à l'œuvre, retraçant les différentes étapes de la création d’un tissage, du dessin préparatoire au tissage et à l’impression.
Les œuvres exposées à la Galerie Mitterrand résultent de la lecture des Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes. Travaillant de façon intuitive avec les mots, en « déchiffrant » les fragments, Marie essaie de « tisser des ressentis. » L’artiste imprime des peintures, des mots et des fragments de poèmes sur ses tissages. Les lettres introduisent un flottement entre la réalité sémantique des mots et la matière visuelle essentiellement abstraite du tissage. La plupart des œuvres présentées dans l’exposition sont d'un format proche de celui d’un livre d'art que nous aurions plaisir à consulter. Mais il reste un livre ouvert ; puisque l'œuvre est en devenir, le degré d'accomplissement ou de finitude laissé en suspens.
Le fragment est le fil conducteur de cette exposition. Comme le dit Marie : « Ce que j’aime c’est qu’il n’y pas de durée, c’est à dire qu’on peut éprouver un fragment pendant une certaine période de temps. On ne sait pas quand cette période va s’arrêter, avant de passer à la suivante. Chaque fragment est pour moi une période particulière. »
Olivier Berggruen, 2021